LA FORCE DE L'ESPRIT JAPONAIS
L'Empereur du Japon HIROHITO est mort à 87 ans. La destinée de cet homme pose question et les quelques 150 livres qui lui ont été consacrés ne parviennent pas à percer ce mystère. Même si l'Empereur HIROHITO ne doit pas être identifié à son peuple, on peut à son propos, se demander comment le Japon, anéanti en 1945 par les bombes de Hiroshima et de Nagasaki, a-t-il pu devenir, en si peu de temps, l'une des premières puissances mondiales. Sans prétendre apporter à cette question, forcément complexe, une réponse qui se donnerait pour unique, je voudrais proposer ici un témoignage vécu, que je crois de nature à suggérer une réponse possible.
Ayant passé près de trois ans au Japon, j'y suis retourné récemment, trente-cinq ans après, et j'y ai vu des choses qui, si elles rendent plus aigu le problème posé, incitent également à des réflexions porteuses d'une réponse au dit problème. Je crois utile de les livrer à la méditation de tous ceux qui d'une manière ou d'une autre ont en charge l'avenir de notre jeunesse et donc le destin de notre pays.
A 100 kilomètres de Tokyo, il existe un étrange « Monastère » : le Centre de Retraite de Karuizawa. Ce n'est pas la résidence d'une communauté religieuse, c'est un lieu de séjour offert aux cadres de la plus importante société pétrolière du Japon. Dans la salle de méditation, se trouve une alcôve sacrée, le TOKONOMA aménagée dans l'un des murs. Elle est décorée d'un rouleau de soie peinte pendu verticalement, le KAKÉMONO, sur lequel on a reproduit une œuvre du célèbre Maître Zen SENGAÏ. Cette peinture représente un saule dont la tempête secoue les branches sans ébranler le tronc. Les idéogrammes qui commentent la peinture disent à peu près ceci : « Patience ». Si terribles que lui soient les vents, le saule demeure et tient bon. Ce qui signifie sans doute : Laissez les vents agiter vos branches, mais vous, comme le tronc du saule, restez inébranlables dans la tempête.
D'autres KAKÉMONO présentent d'autres dessins, qui, si différents qu'ils paraissent, suggèrent toujours le même sens, délivrant le même message de sagesse. On peut voir par exemple un singe feuilletant un livre, des feuilles de bambou évoquant les rapports de l'un et du multiple, une grenouille en méditation, un chat, un mendiant, un pèlerin ; ou encore – sommet de l'art Zen – un simple cercle. De tels idéogrammes sont tout à fait déconcertants pour un esprit occidental toujours en quête d'un sens clair immédiatement perceptible ; et surtout je ne sache pas que des firmes occidentales d'importance se soucient d'inciter leurs cadres à aller méditer – fût-ce dans un environnement de forêts et de volcans comme c'est le cas au Japon – sur les beautés du cercle parfait, dans le but avoué de les disposer à un meilleur travail. C'est pourtant là, une des clés de la réussite du Japon. On y a compris que l'emprise sur les choses est d'autant plus effective et efficace qu'elle s'enracine et se génère dans la maîtrise de soi. Or celle-ci se développe comme un muscle par le moyen de techniques précises que l'on pratique au Japon depuis des siècles.
Les Japonais ignorent en général les spéculations intellectuelles ; pour eux, la réflexion, la méditation ont pour but de transformer l'homme de l'intérieur. Il s'agit de sagesse et non de savoir. Est « sage » celui qui a réussi à s'établir dans l'harmonie. Pour y parvenir, il existe des techniques traditionnelles. Au centre de KARUIZAWA, des Maître Zen sont invités, pendant les « retraites », pour aider chaque participant à découvrir l'esprit, le KI au fond de soi.
« Vous n'êtes pas sous l'emprise de la chair, mais sous l'emprise de l'esprit, puisque le KI est en vous. »
Par exemple, l'un de ces Maîtres propose à tous les retraitants de méditer et de répéter cette parole, comme un « Koan » de Zen : cette formule est source d'une grande espérance pour tous les hommes. Bien entendu dans cette parole « chair » et « esprit » ne signifient pas « corps » et « âme ». Il ne s'agit pas de deux composantes, matérielle et spirituelle de l'homme. « Chair » et « Esprit » désignent deux manières d'être, deux attitudes radicalement différentes, deux modes de comportement. La « chair », c'est l'homme abandonné à ses convoitises. Dépourvu d'esprit, l'homme sans le KI est inévitablement dominé par les forces négatives qui l'habitent, par la « chair ». Or, seul l'esprit défend le corps, délivre l'homme et le rend capable de vivre selon un nouveau style de vie, dans la maîtrise de soi-même.
Le KI produit en ceux qui savent l'éveiller et le nourrir, de merveilleux effets: il délivre de la peur et du découragement. Le KI, esprit originel, force cosmique, est bien plus puissant que toutes les pulsions et les tendances, que tous les instincts et les passions qui nous tyrannisent en nous rivant à des habitudes pour nous mener à « l'erreur ». De la force du KI jaillit une telle énergie que toutes ces puissances de « chair » ne peuvent plus nous dominer. Le KI nous rend capables de vivre pleinement et dans la joie, parce qu'il fait de nous des créatures nouvelles, vraiment libres, délivrées du mal, de tout sentiment mauvais: ces mots, souvent répétés, longuement médités, opèrent en nous un changement d'attitude et nous disposent à faire face plus sereinement à toutes les difficultés de la vie quotidienne.
La principale difficulté qu'il nous faut affronter provient du mal partout présent autour de nous et qui nous assaille de toute part : mal physique de la maladie, mal de la souffrance morale. Les forces qui produisent de tels maux sont à ce point puissantes et monstrueuses qu'il semble quasiment impossible d' résister, de s’y opposer. Souvent elles nous apparaissent comme fatales, comme inévitables, aussi strictement déterminantes que des exigences naturelles. Ce sentiment d'impuissance sape nos projets de résistance au mal sous toutes ses formes et nous rend effectivement incapables de faire opposition aux forces négatives qui nous investissons. Cette attitude de démission est si généralement répandue, le courant qu'elle crée est si fort qu'il nous paraît invraisemblable et presque prétentieux de vouloir s'en dégager.
Ce « Naturalisme » ambiant est une tentation dangereuse ; il insinue en effet que nos instincts « naturels », nos pulsions les plus primitives, exercent sur nous une pression déterminante qu'il serait vain d'essayer de neutraliser.
En somme, il tente de nous persuader que, dans l'homme, « l'esprit » est entièrement dépendant de la « chair ». La conjugaison des deux facteurs que l'on vient de désigner – à savoir, la puissance du mal par lui-même et la faiblesse qu'engendre la conviction de l'inutilité de tout effort de libération – paraît nous enfermer dans un infranchissable cercle vicieux. D'autant que dans notre société moderne, les moyens que le progrès de la technique met à notre disposition sont souvent insidieusement mis au service du mal, ce qui crée un climat de méfiance et de suspicion qui nous affaiblit et nous paralyse. Dans cette atmosphère viciée, le mal s'organise et prend d'effrayantes proportions.
D'expérience, je puis dire que cette parole permet de réagir. Elle suscite l'assurance de la présence du KI en nous. Croire en la puissance du KI, c'est se convaincre que la force cosmique qu'il concentre au-dedans de nous dépasse immensément celles de toutes les puissances du mal en nous et autour de nous. Le KI est plus fort, parce qu'il se nourrit du « bon » et rejette le « mauvais ».
Le KI nous donne les moyens de faire front à tous les dangers. D'abord, il nous permet d'éliminer la peur que nous avons d'aller à contre-courant, de résister aux influences générales à l'asservissement des modes COMMUNES. Il nous donne la force de réduire à rien les intimidations du milieu ambiant. Bref, il nous permet d'être nous-mêmes, humblement, mais fermement, porteurs de cette force de vie intérieure qui nous assure la victoire finale.
Sans doute ce qu'il y a de faiblesse en nous n'est pas immédiatement évacué. Mais la répétition assidue de la formule vaut une injection d'optimisme, elle instille en nous son énergie cosmique. Encore faut-il persévérer, le progrès ne se mesure pas à des résultats immédiats, mais sur le long terme. Il faut du temps pour creuser les fondations du temple intérieur et assurer la solidité de l'édifice d'un amour toujours plus pur envers tous les hommes. Cela se réalise dans l'obscurité, dans l'humilité d'un travail quotidien, chaque jour recommencé. L'important, c'est de ne pas se lasser; le Zen en action, c'est justement cette ténacité, cette persévérance.
Croire en la présence du KI en nous, c'est donc également de persévérer avec confiance, c'est renouveler chaque jour nos bonnes résolutions. Si, dans un premier temps, il nous est difficile de les tenir toutes, ne désespérons pas ; le KI vaincra et achèvera l'ouvre qu'il a commencée en nous. La répétition attentive de cette parole au cours des retraites à KARUIZAWA non seulement éduque en tous les participants la maîtrise de soi, mais elle crée en eux un lien secret et très fort, source d'une cohésion singulière dont bénéficie l'entreprise entière.
Pour prévenir une objection, disons que l'aspect communautaire de cette pratique ne doit pas susciter la réprobation que provoquerait une attitude passivement grégaire.
La culture, le culte du KI ne réclame pas la négation de l'individu. Bien au contraire. Il incite celui-ci à se grandir en dépassant les limites de son « petit moi » étriqué, de son « ego » isolé, en s'impliquant dans une activité collective riche de valeur altruiste.
La coopération de tous à ce travail d'élévation de soi forme entre eux une union solide. Or l'union fait la force.
Lorsqu'en 1955 je suis allé au Japon pour étudier l'Aïkido sous la direction personnelle du Fondateur de cette discipline, Maître Moriheï UYESHIBA, j'ai préféré vivre dans le Dojo même du Centre Mondial. Mon ignorance de la langue japonaise m'a, pendant presque trois ans, enfermé dans une quasi-solitude. Si pénible qu'elle fût pour moi en certains moments, elle me plaça dans des conditions irremplaçables pour méditer. Au cours de mes réflexions solitaires, j'ai peu à peu compris qu'il y avait dans ma vie bien des choses qui n'étaient que secondaires et j'ai éprouvé qu'elles se dissolvaient comme du sucre dans l'eau. Il ne me restait plus présent à l'esprit que l'essentiel: ce qui correspondait alors pour moi à un besoin profond de libération intérieure.
Il y a des forces en nous, mais elles restent latentes, en sommeil. Il faut les éveiller, les activer. Si, de nos jours, le Japon affronte la compétition économique avec bien plus de vigueur et de pugnacité que ce n'est le cas en Occident, il le doit au fait assez remarquable qu'une partie non négligeable de ses dirigeants sont incités à fréquenter habituellement des centres comme celui de KARUIZAWA. Des pratiques éprouvées les y aident à prendre conscience que l'essentiel pour l'homme est de développer les énergies latentes en lui.
Nous sommes, nous Occidentaux, bien loin de croire utiles de telles pratiques. Au Japon, on tient pour nécessaire que chacun tire le meilleur parti des énergies dont il est porteur même et surtout si elles sont cachées. Ces énergies propres à chacun, ont pourtant une source commune et unique : le KI. Celui-ci constitue pour les individus une source profonde où s'alimente une vigueur multipliée pour un effort commun dont bénéficie la nation tout entière. Au Japon, la pratique des arts martiaux commence par l'apprentissage systématique des gestes réflexes qu'exige un bon combat dans une compétition sportive. Le but est d'endurcir le corps, d'en accroître la puissance et la vigueur, de le mettre en mesure de venir à bout d'un adversaire ; ce n'est donc qu'un entraînement musculaire. À ce stade, qui n'est qu'éducation corporelle, l'objectif est d'endurcir le pratiquant, de lui apprendre à éviter l'attaquant, à ne pas redouter la douleur. On lui enseigne à dominer son instinct naturel de faire étalage de sa puissance, à réserver sa force jusqu'au moment de l'utiliser avec profit en temps opportun.
Cette méthode d'enseignement des arts martiaux place l'adepte fervent dans un climat de jeu qui fait naître chez lui un état d'esprit nouveau. Elle substitue progressivement en lui au grossier instinct de domination, à la volonté infantile de s'imposer immédiatement, une noblesse particulière d'attitude et de sentiment. Dès le temps de son premier entraînement, le pratiquant japonais apprend à éliminer toute trace d'agressivité dans son jeu. On lui inculque un sentiment chevaleresque, qui peu à peu s'ancre profondément en lui ; cette attitude d'esprit est celle dite du « BUSHIDO », la voie des guerriers. Elle apporte une maîtrise de soi qui évite au pratiquant de gaspiller sa force dans des événements futiles. Si les arts martiaux sont tellement encouragés et pratiqués au Japon, c'est que les dirigeants ont parfaitement compris là-bas le rapport direct qui existe entre l'activité physique et le plaisir musculaire qu'elle procure d'une part, et d'autre part, l'efficacité immédiate de son utilisation pour la cause sacrée de la Défense nationale. Pour l'observateur attentif, la pratique du KARATÉ, du KENDO, du JUDO, de l'AÏKIDO au Japon constitue une préparation indirecte au combat réel.
Cet aspect, trop mal perçu en Occident, mérite réflexion. Je relisais dernièrement l'article où Alain GIRAUDO, dans le « Monde des Loisirs », du samedi 24 mars 1984, disait ceci : « En Occident, on n'arrête pas de dire que le Japon change, mais en fait, quand on revient ici, on s'aperçoit qu'il n'y a que la mode vestimentaire qui évolue. La Société du Japon reste organisée sur un modèle militaire féodal. Alors qu'il n'a officiellement par d'armée, le Japon pourrait mobiliser trois cent mille hommes en deux jours, sans problème. »
On doit à la vérité de dire qu'au Japon la pratique des arts martiaux n'est pas une fin en soi. Par contre, en Europe, en France, elle peut présenter un certain danger, dans la mesure où les sports dits de combat jouissant, à l'heure actuelle, d'un extraordinaire engouement, elle apporte bien à un grand nombre le bénéfice d'une vigueur corporelle et d'une adresse qui sont tout profit pour la communauté nationale ; mais indéniablement elle favorise quelquefois chez d'autres l'éclosion d'instincts combatifs malsains.
Il serait regrettable que la joie et la fierté de posséder la célèbre « CEINTURE NOIRE » fassent naître le désir puéril et dangereux de démontrer immédiatement sa supériorité. Au contraire, pour ceux qui ont véritablement assimilé l'esprit authentique des arts martiaux, s' entraîner consiste, pour l'essentiel, à réfréner ses instincts égoïstes, spontanés et belliqueux; dans le but de réserver toute son énergie pour une parfaite maîtrise de soi, condition de la victoire et gage d'un surplus d'humanité.
Au moment de clore ces réflexions bien inhabituelles sur la pratique des arts martiaux au Japon et son efficace contribution au progrès social de cette nation, je voudrais dire ma conviction : une saine pratique de ces arts, – c'est-à-dire une pratique dépouillée du seul désir de gagner et donc de l'esprit de compétition, une pratique née par contre du souci de devenir plus pleinement homme, constitue un moyen de culture si efficace qu'il deviendra nécessairement la base d'une éducation intégrale du citoyen.
On pourrait rétorquer que ce genre de combat rapproché n'est plus guère de mode actuellement et qu'il est donc inutile de s'y préparer ou d'en stimuler l'exercice. Répondre ne me sera pas difficile. La pratique des arts martiaux ne vise pas à développer l'instinct d'agressivité, mais à créer une attitude mentale très opposée : qu'il s'agisse de combattre de près ou de loin, avec ou sans armes, ce qui importe – et c'est ce que permet d'acquérir une saine pratique des arts martiaux – c'est l'attention au partenaire, l'acceptation anticipée de ce qu'il veut et l'utilisation sereine de son énergie dans une intention fraternelle.
Qui pourrait contester qu’une attitude de ce genre dispose efficacement à la coopération mutuelle et à l’entraide sociale ?
Ayant passé près de trois ans au Japon, j'y suis retourné récemment, trente-cinq ans après, et j'y ai vu des choses qui, si elles rendent plus aigu le problème posé, incitent également à des réflexions porteuses d'une réponse au dit problème. Je crois utile de les livrer à la méditation de tous ceux qui d'une manière ou d'une autre ont en charge l'avenir de notre jeunesse et donc le destin de notre pays.
A 100 kilomètres de Tokyo, il existe un étrange « Monastère » : le Centre de Retraite de Karuizawa. Ce n'est pas la résidence d'une communauté religieuse, c'est un lieu de séjour offert aux cadres de la plus importante société pétrolière du Japon. Dans la salle de méditation, se trouve une alcôve sacrée, le TOKONOMA aménagée dans l'un des murs. Elle est décorée d'un rouleau de soie peinte pendu verticalement, le KAKÉMONO, sur lequel on a reproduit une œuvre du célèbre Maître Zen SENGAÏ. Cette peinture représente un saule dont la tempête secoue les branches sans ébranler le tronc. Les idéogrammes qui commentent la peinture disent à peu près ceci : « Patience ». Si terribles que lui soient les vents, le saule demeure et tient bon. Ce qui signifie sans doute : Laissez les vents agiter vos branches, mais vous, comme le tronc du saule, restez inébranlables dans la tempête.
D'autres KAKÉMONO présentent d'autres dessins, qui, si différents qu'ils paraissent, suggèrent toujours le même sens, délivrant le même message de sagesse. On peut voir par exemple un singe feuilletant un livre, des feuilles de bambou évoquant les rapports de l'un et du multiple, une grenouille en méditation, un chat, un mendiant, un pèlerin ; ou encore – sommet de l'art Zen – un simple cercle. De tels idéogrammes sont tout à fait déconcertants pour un esprit occidental toujours en quête d'un sens clair immédiatement perceptible ; et surtout je ne sache pas que des firmes occidentales d'importance se soucient d'inciter leurs cadres à aller méditer – fût-ce dans un environnement de forêts et de volcans comme c'est le cas au Japon – sur les beautés du cercle parfait, dans le but avoué de les disposer à un meilleur travail. C'est pourtant là, une des clés de la réussite du Japon. On y a compris que l'emprise sur les choses est d'autant plus effective et efficace qu'elle s'enracine et se génère dans la maîtrise de soi. Or celle-ci se développe comme un muscle par le moyen de techniques précises que l'on pratique au Japon depuis des siècles.
Les Japonais ignorent en général les spéculations intellectuelles ; pour eux, la réflexion, la méditation ont pour but de transformer l'homme de l'intérieur. Il s'agit de sagesse et non de savoir. Est « sage » celui qui a réussi à s'établir dans l'harmonie. Pour y parvenir, il existe des techniques traditionnelles. Au centre de KARUIZAWA, des Maître Zen sont invités, pendant les « retraites », pour aider chaque participant à découvrir l'esprit, le KI au fond de soi.
« Vous n'êtes pas sous l'emprise de la chair, mais sous l'emprise de l'esprit, puisque le KI est en vous. »
Par exemple, l'un de ces Maîtres propose à tous les retraitants de méditer et de répéter cette parole, comme un « Koan » de Zen : cette formule est source d'une grande espérance pour tous les hommes. Bien entendu dans cette parole « chair » et « esprit » ne signifient pas « corps » et « âme ». Il ne s'agit pas de deux composantes, matérielle et spirituelle de l'homme. « Chair » et « Esprit » désignent deux manières d'être, deux attitudes radicalement différentes, deux modes de comportement. La « chair », c'est l'homme abandonné à ses convoitises. Dépourvu d'esprit, l'homme sans le KI est inévitablement dominé par les forces négatives qui l'habitent, par la « chair ». Or, seul l'esprit défend le corps, délivre l'homme et le rend capable de vivre selon un nouveau style de vie, dans la maîtrise de soi-même.
Le KI produit en ceux qui savent l'éveiller et le nourrir, de merveilleux effets: il délivre de la peur et du découragement. Le KI, esprit originel, force cosmique, est bien plus puissant que toutes les pulsions et les tendances, que tous les instincts et les passions qui nous tyrannisent en nous rivant à des habitudes pour nous mener à « l'erreur ». De la force du KI jaillit une telle énergie que toutes ces puissances de « chair » ne peuvent plus nous dominer. Le KI nous rend capables de vivre pleinement et dans la joie, parce qu'il fait de nous des créatures nouvelles, vraiment libres, délivrées du mal, de tout sentiment mauvais: ces mots, souvent répétés, longuement médités, opèrent en nous un changement d'attitude et nous disposent à faire face plus sereinement à toutes les difficultés de la vie quotidienne.
La principale difficulté qu'il nous faut affronter provient du mal partout présent autour de nous et qui nous assaille de toute part : mal physique de la maladie, mal de la souffrance morale. Les forces qui produisent de tels maux sont à ce point puissantes et monstrueuses qu'il semble quasiment impossible d' résister, de s’y opposer. Souvent elles nous apparaissent comme fatales, comme inévitables, aussi strictement déterminantes que des exigences naturelles. Ce sentiment d'impuissance sape nos projets de résistance au mal sous toutes ses formes et nous rend effectivement incapables de faire opposition aux forces négatives qui nous investissons. Cette attitude de démission est si généralement répandue, le courant qu'elle crée est si fort qu'il nous paraît invraisemblable et presque prétentieux de vouloir s'en dégager.
Ce « Naturalisme » ambiant est une tentation dangereuse ; il insinue en effet que nos instincts « naturels », nos pulsions les plus primitives, exercent sur nous une pression déterminante qu'il serait vain d'essayer de neutraliser.
En somme, il tente de nous persuader que, dans l'homme, « l'esprit » est entièrement dépendant de la « chair ». La conjugaison des deux facteurs que l'on vient de désigner – à savoir, la puissance du mal par lui-même et la faiblesse qu'engendre la conviction de l'inutilité de tout effort de libération – paraît nous enfermer dans un infranchissable cercle vicieux. D'autant que dans notre société moderne, les moyens que le progrès de la technique met à notre disposition sont souvent insidieusement mis au service du mal, ce qui crée un climat de méfiance et de suspicion qui nous affaiblit et nous paralyse. Dans cette atmosphère viciée, le mal s'organise et prend d'effrayantes proportions.
D'expérience, je puis dire que cette parole permet de réagir. Elle suscite l'assurance de la présence du KI en nous. Croire en la puissance du KI, c'est se convaincre que la force cosmique qu'il concentre au-dedans de nous dépasse immensément celles de toutes les puissances du mal en nous et autour de nous. Le KI est plus fort, parce qu'il se nourrit du « bon » et rejette le « mauvais ».
Le KI nous donne les moyens de faire front à tous les dangers. D'abord, il nous permet d'éliminer la peur que nous avons d'aller à contre-courant, de résister aux influences générales à l'asservissement des modes COMMUNES. Il nous donne la force de réduire à rien les intimidations du milieu ambiant. Bref, il nous permet d'être nous-mêmes, humblement, mais fermement, porteurs de cette force de vie intérieure qui nous assure la victoire finale.
Sans doute ce qu'il y a de faiblesse en nous n'est pas immédiatement évacué. Mais la répétition assidue de la formule vaut une injection d'optimisme, elle instille en nous son énergie cosmique. Encore faut-il persévérer, le progrès ne se mesure pas à des résultats immédiats, mais sur le long terme. Il faut du temps pour creuser les fondations du temple intérieur et assurer la solidité de l'édifice d'un amour toujours plus pur envers tous les hommes. Cela se réalise dans l'obscurité, dans l'humilité d'un travail quotidien, chaque jour recommencé. L'important, c'est de ne pas se lasser; le Zen en action, c'est justement cette ténacité, cette persévérance.
Croire en la présence du KI en nous, c'est donc également de persévérer avec confiance, c'est renouveler chaque jour nos bonnes résolutions. Si, dans un premier temps, il nous est difficile de les tenir toutes, ne désespérons pas ; le KI vaincra et achèvera l'ouvre qu'il a commencée en nous. La répétition attentive de cette parole au cours des retraites à KARUIZAWA non seulement éduque en tous les participants la maîtrise de soi, mais elle crée en eux un lien secret et très fort, source d'une cohésion singulière dont bénéficie l'entreprise entière.
Pour prévenir une objection, disons que l'aspect communautaire de cette pratique ne doit pas susciter la réprobation que provoquerait une attitude passivement grégaire.
La culture, le culte du KI ne réclame pas la négation de l'individu. Bien au contraire. Il incite celui-ci à se grandir en dépassant les limites de son « petit moi » étriqué, de son « ego » isolé, en s'impliquant dans une activité collective riche de valeur altruiste.
La coopération de tous à ce travail d'élévation de soi forme entre eux une union solide. Or l'union fait la force.
Lorsqu'en 1955 je suis allé au Japon pour étudier l'Aïkido sous la direction personnelle du Fondateur de cette discipline, Maître Moriheï UYESHIBA, j'ai préféré vivre dans le Dojo même du Centre Mondial. Mon ignorance de la langue japonaise m'a, pendant presque trois ans, enfermé dans une quasi-solitude. Si pénible qu'elle fût pour moi en certains moments, elle me plaça dans des conditions irremplaçables pour méditer. Au cours de mes réflexions solitaires, j'ai peu à peu compris qu'il y avait dans ma vie bien des choses qui n'étaient que secondaires et j'ai éprouvé qu'elles se dissolvaient comme du sucre dans l'eau. Il ne me restait plus présent à l'esprit que l'essentiel: ce qui correspondait alors pour moi à un besoin profond de libération intérieure.
Il y a des forces en nous, mais elles restent latentes, en sommeil. Il faut les éveiller, les activer. Si, de nos jours, le Japon affronte la compétition économique avec bien plus de vigueur et de pugnacité que ce n'est le cas en Occident, il le doit au fait assez remarquable qu'une partie non négligeable de ses dirigeants sont incités à fréquenter habituellement des centres comme celui de KARUIZAWA. Des pratiques éprouvées les y aident à prendre conscience que l'essentiel pour l'homme est de développer les énergies latentes en lui.
Nous sommes, nous Occidentaux, bien loin de croire utiles de telles pratiques. Au Japon, on tient pour nécessaire que chacun tire le meilleur parti des énergies dont il est porteur même et surtout si elles sont cachées. Ces énergies propres à chacun, ont pourtant une source commune et unique : le KI. Celui-ci constitue pour les individus une source profonde où s'alimente une vigueur multipliée pour un effort commun dont bénéficie la nation tout entière. Au Japon, la pratique des arts martiaux commence par l'apprentissage systématique des gestes réflexes qu'exige un bon combat dans une compétition sportive. Le but est d'endurcir le corps, d'en accroître la puissance et la vigueur, de le mettre en mesure de venir à bout d'un adversaire ; ce n'est donc qu'un entraînement musculaire. À ce stade, qui n'est qu'éducation corporelle, l'objectif est d'endurcir le pratiquant, de lui apprendre à éviter l'attaquant, à ne pas redouter la douleur. On lui enseigne à dominer son instinct naturel de faire étalage de sa puissance, à réserver sa force jusqu'au moment de l'utiliser avec profit en temps opportun.
Cette méthode d'enseignement des arts martiaux place l'adepte fervent dans un climat de jeu qui fait naître chez lui un état d'esprit nouveau. Elle substitue progressivement en lui au grossier instinct de domination, à la volonté infantile de s'imposer immédiatement, une noblesse particulière d'attitude et de sentiment. Dès le temps de son premier entraînement, le pratiquant japonais apprend à éliminer toute trace d'agressivité dans son jeu. On lui inculque un sentiment chevaleresque, qui peu à peu s'ancre profondément en lui ; cette attitude d'esprit est celle dite du « BUSHIDO », la voie des guerriers. Elle apporte une maîtrise de soi qui évite au pratiquant de gaspiller sa force dans des événements futiles. Si les arts martiaux sont tellement encouragés et pratiqués au Japon, c'est que les dirigeants ont parfaitement compris là-bas le rapport direct qui existe entre l'activité physique et le plaisir musculaire qu'elle procure d'une part, et d'autre part, l'efficacité immédiate de son utilisation pour la cause sacrée de la Défense nationale. Pour l'observateur attentif, la pratique du KARATÉ, du KENDO, du JUDO, de l'AÏKIDO au Japon constitue une préparation indirecte au combat réel.
Cet aspect, trop mal perçu en Occident, mérite réflexion. Je relisais dernièrement l'article où Alain GIRAUDO, dans le « Monde des Loisirs », du samedi 24 mars 1984, disait ceci : « En Occident, on n'arrête pas de dire que le Japon change, mais en fait, quand on revient ici, on s'aperçoit qu'il n'y a que la mode vestimentaire qui évolue. La Société du Japon reste organisée sur un modèle militaire féodal. Alors qu'il n'a officiellement par d'armée, le Japon pourrait mobiliser trois cent mille hommes en deux jours, sans problème. »
On doit à la vérité de dire qu'au Japon la pratique des arts martiaux n'est pas une fin en soi. Par contre, en Europe, en France, elle peut présenter un certain danger, dans la mesure où les sports dits de combat jouissant, à l'heure actuelle, d'un extraordinaire engouement, elle apporte bien à un grand nombre le bénéfice d'une vigueur corporelle et d'une adresse qui sont tout profit pour la communauté nationale ; mais indéniablement elle favorise quelquefois chez d'autres l'éclosion d'instincts combatifs malsains.
Il serait regrettable que la joie et la fierté de posséder la célèbre « CEINTURE NOIRE » fassent naître le désir puéril et dangereux de démontrer immédiatement sa supériorité. Au contraire, pour ceux qui ont véritablement assimilé l'esprit authentique des arts martiaux, s' entraîner consiste, pour l'essentiel, à réfréner ses instincts égoïstes, spontanés et belliqueux; dans le but de réserver toute son énergie pour une parfaite maîtrise de soi, condition de la victoire et gage d'un surplus d'humanité.
Au moment de clore ces réflexions bien inhabituelles sur la pratique des arts martiaux au Japon et son efficace contribution au progrès social de cette nation, je voudrais dire ma conviction : une saine pratique de ces arts, – c'est-à-dire une pratique dépouillée du seul désir de gagner et donc de l'esprit de compétition, une pratique née par contre du souci de devenir plus pleinement homme, constitue un moyen de culture si efficace qu'il deviendra nécessairement la base d'une éducation intégrale du citoyen.
On pourrait rétorquer que ce genre de combat rapproché n'est plus guère de mode actuellement et qu'il est donc inutile de s'y préparer ou d'en stimuler l'exercice. Répondre ne me sera pas difficile. La pratique des arts martiaux ne vise pas à développer l'instinct d'agressivité, mais à créer une attitude mentale très opposée : qu'il s'agisse de combattre de près ou de loin, avec ou sans armes, ce qui importe – et c'est ce que permet d'acquérir une saine pratique des arts martiaux – c'est l'attention au partenaire, l'acceptation anticipée de ce qu'il veut et l'utilisation sereine de son énergie dans une intention fraternelle.
Qui pourrait contester qu’une attitude de ce genre dispose efficacement à la coopération mutuelle et à l’entraide sociale ?
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